Rendez-vous
              avec l'Etat social

Par Inferna K.

sommaire du dossier "violence sexuelle"

      C'était presque la fin de l'année dernière. J'avais pris rendez-vous une semaine à l'avance. C'est mon assistante sociale préférée qui m'avait suggéré d'aller voir quelqu'un de la LAVI, un centre d'assistance aux "victimes d'infractions".

       J'avais pris rendez-vous malgré que ça m'énervait qu'il n'y a à Genève pas d'autres adresses pour nous les garçons survivant de violence sexuelle. J'avais pris rendez-vous avec une femme. Pourquoi avec une femme? Mon assistante sociale préférée comprenait pas. Je lui ai donc expliqué pourquoi je ne voulais pas courir le risque de tomber sur un mec hétéro qui forcément ne comprendrait pas certaines choses.

       J'avais donc pris rendez-vous sous un pseudo et ma "nouvelle" assistante sociale m'a accueili pour un entretien de 45 minutes jusqu'à ce que je parte en courant. Je ne savais plus où j'habitais. Dans l'ascenseur j'essayais de pleurer sans succès. Complètement troublée, ma tête essayait de saisir ce qui m'était arrivé. J'y arrivais pas parce que ça faisait hyper mal. J'étais très triste. Vingt minutes plus tard, dans un autre quartier de la ville, je me suis enfin effondré en larmes, un bon signe... Oui, je n'en suis que là. Ça me fait toujours si mal d'être humilié, d'être rabaissé en tant que victime de violence sexuelle et en tant que prostitué. C'est mon métier et j'en ai marre des assistantEs sociales/-aux et de touTEs les autres qui me suggèrent de faire une thérapie pour arrêter ce boulot. Comme si c'était mon problème! J'étais enragé contre ma "nouvelle" assistante sociale qui pendant l'entretien répondait à plusieurs reprises au téléphone pour discuter d'autres cas en ma présence. Elle ne m'écoutait pas mais elle remplissait ses devoirs administratifs: j'avais droit à une liste de thérapeutes et d'avocatEs, tout gratos pour moi. Et pour les statistiques il a fallu que je réponde à quelques questions. J'étais forcé à devoir insister sur mes réponses à moi.

       Lors de l'entretien avec ma "nouvelle" assistante sociale, j'ai appris une chose importante à savoir pour unE survivantE de violence sexuelle: dans la plupart des cas, les avocats qui défendent des victimes, défendent aussi des aggresseurs. C'était carrément un choc d'apprendre ça. Quelle abérration. Pourquoi les victimes se laissent-elles faire comme ça! Je ne peux pas et je ne veux pas faire confiance à unE avocatE qui me défend jusqu'à la fin du procès pour ensuite défendre un violeur contre une autre victime. Pour avoir confiance, il me faut unE avocatE qui défende non seulement ma personne mais aussi ma cause. Cette confiance m'est indispensable.

       Une semaine après, j'avais rendez-vous avec une avocate féministe qui bien sûr ne défend pas d'aggresseur sexuel. Qu'est-ce que ça m'a fait du bien. Je voulais déposerplainte contre mes violeurs, décision que j'avais enfin réussie à prendre après tant d'années. Mais c'était déjà trop tard puisqu'il y a en Suisse une prescription de dix ans, même si la victime était mineure. C'était déjà trop tard pour moi mais je suis content malgré tout d'avoir pris enfin la décision de vouloir passer à la dénonciation, de vouloir rendre publique mon histoire de survivant de violence sexuelle, même si ça ne résoud pas le problème.

       En tant qu'anarchiste antipatriarcal, je préfère en général me passer de l'instrument étatique du droit pénal. Mais cette fois-ci j'aurais voulu m'en servir. Et je suis tombé sur un texte qui allait me confirmer dans mon choix, un texte de quatre juristes féministes, un texte qui me parle énormément. En voici un extrait:

       "Il est clair pour nous que ce n'est pas par une réforme du droit pénal que le problème de la violence sexuelle sera résolu. La stigmatisation de la violence sexuelle à elle seule n'abolit pas le patriarcat. Le fait que le droit pénal appartient au système et est donc d'une efficacité limitée nous est apparu clairement dans le travail pratique; à plusieurs reprises nous avons observé des contradictions insolubles (par exemple: répondre à la répression par des moyens répressifs). Nous ne voulons toutefois pas renoncer à l'instrument que représente le droit pénal. Il s'agit pour nous de formuler ce que nous voulons, ce que nous considérons comme un comportement répréhensible, et ainsi égratigner le patriarcat par ce biais-là. Nous voulons pouvoir dire ce que nous pensons et ne pas laisser aux seuls hommes le soin d'élaborer les normes. C'est aussi une des possibilités que nous avons de sortir du silence et de dénoncer ce qui nous opprime, nous blesse et nous humilie au plus profond de notre personne.

       Aujourd'hui le droit pénal représente dans le meilleur des cas un instrument contre un excès de violence sexuelle contre les femmes, mais en même temps il est un instrument de lé-gitimation du comportement sexuel masculin habituel, lequel contient précisément une certaine dose de violence physique et de pouvoir de disposer des femmes. Nous dévoilons ces mécanismes en définissant les in-fractions réellement du point de vue de l'autodétermination sexuelle de la femme."*


* Extrait de: Barbara FISCHER, Elisabeth FREIVOGEL, Susanne SPRECHER-BERTSCHI, Lisa STÄRKLE: Qu'entendons-nous par viol? Les délits sexuels d'un point de vue féministes, traduit de l'allemand par Anne-Marie BARONE, publié par Femmes juristes démocrates (Bâle), Genève, éditions Viol-secours, 1989.
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