Absent

Par Jeanjean

sommaire du dossier "violence sexuelle"

Gendarmerie.
Non, je n'y vais pas. Je suis tout cabossé comme un clochard de dixième classe.
Ya un vieux qui promène son chien sur le trottoir.
- s'il vous plaît monsieur, vous pouvez pas venir m'aider. Je viens de me faire tabasser dans le parc, j'ai perdu mes lunettes. Je vois rien. Vous pouvez pas venir m'aider à les chercher ? je lui demande les mains en pière et les genoux à genou dans ma tête.
Il me dit : vous zavez qu'à aller à la gendarmerie, là ! qu'il me montre la direction d'un petit coup de menton, épaule baissées.
Non, je ne veux pas aller à la gendarmerie, c'est rempli d'homophobes à moustache.
Il fait froid et humide comme dans un abbatoir. Saint Germain-des-Fossès. Trou du cul de la planète. Mais qu'est-ce-que je fout là, dans cette histoire et dans ces rues glavôques ?
Dans ma tête, il y a des fusées antipersonnelles qui courent partout. Il faut que je me planque. Que je me réfugie. Pas à la gendarmerie. Ils ne me croiront jamais. Avec ma tronche de pédale déjentée. Mes cheveux roses, mes ongles roses barbie, mes bagues... Puis les coups de pieds, coups de genoux, coups de poings dans la gueule comme des étincelles qui chauffent et qui gonflent dans tous les sens. Qui peut me croire. Qui peut ressentir ce que je ressent. La peur de mourir. J'ai failli crever. J'y ai cru. Phase final d'une existence de poussière. Dernières secondes. Encore combien de temps. Ils ont voulu me tuer. Me couper les couilles, la bite, avec mon couteau épinel. La fin de mon infinité de vie. Des secondes comme des grains de sable dans un sablier évidé. Goutte à goutte. Goutte après goutte. Agonie. Ultime. Et fin.
Des secondes comme des poids. Des secondes avec le passé. Avec le présent. Avec le futur. Si je m'en sort. Des secondes brutales où je me dis que j'aimerai la vie tout le reste de ma vie s'ils ne me tuent pas. Si je m'en sort. S'ils me laissent m'en sortir. S'ils ne me tuent pas. Il n'y a qu'eux qui savent. Moi, je ne sais pas.
Je ne sais rien. Je suis rien. Même pas rien. Un pédé, une tarlouze, une cloche. Un absent, un abcès.
Violé, tabassé.
C'est long. Et c'est très rapide. Insaisissable et imperceptible pour les petits comme moi. Le temps est élastique, s'étire, se rétracte, se rabougrit, bondit et rebondit. Incontrôlé. Extensible. Lourd. Il fait trente ans en une seconde. Des secondes infatigables, infinissables, qui ne s'arrêtent pas. Le temps disparait sur les montres. Là, le temps n'existe pas. C'est une extravagance.

C'est pas de ma faute. Il est d'ailleurs hors de question que je culpabilise. C'est pas de ma faute. C'est eux les salauds. C'est eux les pédés des insultes. C'est eux qui violent les garçons. Moi je les aime. C'est eux qui sont responsables c'est eux qui sont responsables. Pas moi. J'ai le droit d'avoir les cheveux roses et les ongles roses barbies. j'aime porter des bijoux. J'ai le droit. C'est eux qui sont responsables mille fois.

Combien de temps s'est-il passé entre le début et la fin. Entre les premières paroles, les premières menaces, ma résistance, les premières injures, les premières claques, les coups de pieds, les coups de poings, ma résistance, les pipes, la branlette, leurs éjaculations, la fouille à corps, la fouille de mes sacs, leurs insultes et le lynchage finale.

Qu'est-ce que je vais faire ? Qu'est-ce que je fais là maintenant dans l'immédiat. Alors que je suis seul dans ces rues qui puent l'automne. Avec ces lampadaires maigres comme des os qu'éclairent même pas la nuit. Seul contre ma mort. Seul avec mon histoire comme un poignard. Sans mes lunettes qu'ils ont dû emmener avec pour les tèje ailleurs. Seul. Dans ce flou humide jusque dans l'intérieur de ma peau. Seul. J'ai la peur écrite en majuscule jusque dans mon squelette. Il faut pas qu'ils me retrouvent. Je veux pas finir en H.P.. Je pense à mes copines violées. C'etait mon tour. Comme si ça devait arriver un jour. Des crachats et moqueries aux collèges, aux insultes dans la rue, pour finir à St Germain-des-Fossès, tabassé, menacé de mort, violé. C'est pas de ma faute mille fois. Qu'est-ce que je fais, là, ici, maintenant. Piteux comme une merde.

Gendarmerie. Non, je n'y vais pas. Je connais les gendarmeries et les commissariats. Ces hommes, ces néons, ses brutalités, ces bavages. Son homophobie. Cette ambiance terreur d'un vestiaire de club de sportifs à couilles. Machisme, gaillardise, zone affranchie de toute compréhension et sensibilité. Voix aux hormones mâles qui résonnent entre les meubles de ferrailles grises. Ahâhâh. Violeur. Pédé. Ahâhâh...
Un suspect au pays des coupables.
Interrogatoire. Je ne peux pas.
Et ces têtes rouges violacées posées sur ces chemises bleues mariage, entre ces bleus marines menaçants...
Non, je n'y vais pas.
Je vais appeler mes copines et mes copains pour qu'elles viennent me chercher.
Il faut que j'oublie ça le plus vite possible. Oublié oublié oublié. Je ne veux pas être hanté dans mes jours et dans mes nuits par ces trois salauds. Je veux vivre vivre. Sans eux.

Je ne vais pas au keufs. J'ai envie d'autre chose. De réconfort. De voix et de visages que je connais. Qui m'aiment. Qui me soulagent. Qui comprendront. Sans explication. Sans justification. Sans mot. Avec des silences et mon envie de vomir ces trois keums et leurs traces qui se sont imprimées dans ma tête, dans ma bouche, sur mes lèvres, entre mes dents, mes gencives. Dans mes jambes, dans mes bras, et dans mon ventre.
Alors je file à la gare. Le hall est vide comme le vent. Une voyageuse patiente. Il fait froid comme le néant. Je téléphone à Cégé.
- Cégé, je me suis fait tabassé et violé par trois mecs. Est-ce que tu peux me trouver quelqu'un pour venir me chercher en bagnole? que je lui demande de façon incompréhensible entre les hoquetages de ma chialerie. Cégé téléphone à Rosa. Rosa téléphone au chef de la gare pour qu'il me mette dans une pièce, quelquepart à l'abris.
Je suis déboussolé, déjenté et cabossé. Je pleure pour me faire du bien. Pour être plus léger. Pour ne pas devenir fou. Pour être libre bientôt.
Le chef de gare viens me chercher prêt de la cabine téléphonique et m'ammène dans une pièce en sécurité.
Sain et sauf.
Ils viendront pas m'achever ici.
Je suis sain et sauf.
Je suis vivant.

Retour à la case départ. Lyon. J'ai dormi chez Cégé. Je ne voulais pas rentrer chez moi pour me retrouver seul, dans ma promiscuité avec les trois salauds. J'ai presque pas dormi. Je ne peux pas rester comme ça avec ça.
Au matin du lendemain, je téléphone à Dane. Je téléphone à Sylle. Ce ne sont pas mes amies les plus proches, mais il me semble que ce sont les amies qui pourront le mieux m'aider. Ils seront compétentes et efficaces. Sylle me dit que je devrais porter plainte. Que je peux aussi passer à Cabiria, l'association de santé communautaire pour les prostituées. Là, elles pourront m'aider, elles sont souvent confrontées aux violences.
Porter plainte.
Quoi ? Moi ? porter plainte ? Chez les keufs ?
Je ne sais pas trop haïr, mais il m'arrive d'exécrer la flicaille. Toujours là pour faire le sale boulot, pour faire chier le monde, contre les jeunes, surtout les arabes, les noires et les pauvres. Ce sont des matraques racistes, des chiens de garde pour les riches. Ils harcèlent tout le temps. Ils sont violents. Teubé jusqu'à la visière de la casquette. Ils sont toujours du mauvais coté, colés comme mouches et merdes aux craignos, aux plus forts, aux ordres, aux fafs et autres crevures.
Porter plainte. Collaborer. La honte. La trahison. Merde de chez merde.
Comment faire ?
Et puis les trois salauds c'est pitié. C'est des zonards comme moi. Des exilés. Des réfugiés permanents. Des punks. Des pédés refoulés peut-être. Sans doute. Parce que cette fois là, ils bandaient aussi fort que leurs coups de pieds.
Porter plainte contre des pédés antipédés. C'est tout bénèf pour l'hétéroriste de bénitier. C'est drame. Oui.
Mais ils ont été sans pitié. Ce sont des raclures de fond de poubelle, aussi. Des violeurs. Hier et peut-être encore bientôt. Demain, dans dix jours, dans un mois. Ils savent faire. Ils sauront recommencer. Violer d'autre petit gringalé comme moi. Par mépris et par haine des pédés. Avec crachats, coups de poings, de pieds, de bites, éjaculation comprise. Avec lame ou sans lame. Personne ne sait.
Oui.
Mais, ils sont étrangers. C'est dégueulasse de porter plainte contre des personnes d'ailleurs dans un pays raciste. Infâme.
Si je porte plainte, s'il se font pécho, qu'ils se retrouvent chez les keufs, ça va être leur fête. Des coups, des insultes, dans une langue inconnue ou méconnue. Et encore des coups et des insultes pour la teuf aux pointeurs ou aux pédés quand ils se retrouveront au trou. Violés eux aussi. Tabassé. Des coups et encore des coups.
Je peux pas faire ça.
C'est difficile.
Oui.
Mais ce sont des violeurs de pédés. Je suis sain et sauf. Il ne faut pas qu'ils recommencent. Je dois faire.
Je dois aussi m'essuyer d'eux. Les faire partir de moi, de sur mes épaules, de dans ma gorge nouée, de mon ventre, de mes os, de ma figure cabossée, de mon corps et de ma chair gercée. Ne pas être condamné à être victime à vie.
Acteur. Agir.
Avec les moyens du bord, avec mon humanité moyenne et mes idées de vouloir changer le monde.
Juste. Etre juste.
Mon cul est coincé entre une justice injuste et méprisante, trois violeurs, et mon envie de voir disparaitre les prisons.
J'ai la moitié de mon cul sur le soleil de mes idées, et l'autre fesse sur la pratique d'une réalité.
Un garçon ou un homme violent doit comprendre un jour qu'il est responsable, lui-même, de ce qu'il fait. Et je ne connais pas, pour l'instant, de recette magique pour que la conscience s'améliore.

Je porte plainte au commissariat.
À Lyon, ya un bureau spécial pour les viols. C'est une femme flic qui s'en occupe. C'est plus facile de parler avec une femme. C'est stupide de dire ça, mais c'est comme ça et j'ai pas les moyens de penser à autre chose.
Etat civil. Nom, prénom, date de naissance, blablabla, sans domicile fixe, etc. Interrogatoire. C'était où. C'était quand. À quelle heure. Comment ça c'est passé. Remuage de mes souvenirs qui pataugent dans la boue. Comment ils sont. A quoi ils ressemblent. Est-ce qu'ils font 1m70 ou 1m80. Ché pas. Il vaut mieux être précis. Oui. Je veux oublier le plus vitepossible. Oui. Mais il faut se souvenir. Oui. Ils étaient habillés comment. Ils ont quel âge. Et vous. Vous êtes homosexuel ?
Je vois pas le rapport.
Les zomosexuels doivent être plus suspects que les autres. Ou alors, si je suis pédé, je dois le chercher quelquepart ce viol. Les dégénérés de mon espèce aiment trop la bite pour être innocents.
Oui, je suis zomo, mais je veux pas que ce soit inscrit dans mon papier d'interrogatoire. Ca n'a rien à voir avec le pourquoi je suis là.
Lorsque je me ferai interroger une seconde fois par les gendarmes de St-Germain-des-Fossés, l'année d'après, ils me demanderont la même question. Je leur ai donné la même réponse. Ils ont tenu à ce que mon amour des garçons soit écrit sur leur papier d'interrogation. Ils m'ont demandé si je pensais que les autres étaient pédés. Comme si c'était une embrouille de pédés graves du quart monde. Point à la fin.
Suspect.
Je suis déshabillé, osculté, bidouillé par un médecin légiste. Il fait son boulot.

Je sais pas trop si ça sert à quelquechose tout ça. Je crois pas que les keufs vont se bouger les poils des pattes pour une histoire de pédale sans domicile fixe violée par trois salauds zonards, dans un bled dont person-ne, à Lyon, n'avait entendu le nom jusqu'à ce que j'arrive avec mes gnons.
Je sais pas si j'ai envie de me venger de quoi que ce soit. Je veut trop oublier le plus vite possible. Dégager toute cette crasse de ma vie.
Mais ça n'arrive jamais, parce que ça s'incruste dans la cervelle, dans le coeur, dans la moèlle, et sous les ongles.
Il faut faire avec, comme ont fait avec tout ce qui nous arrive de bien et de mal dans nos vies minuscules et géniales à la fois.

Pendant plusieurs jours, j'ai pleuré et raconté cette histoire sur les trois salauds. Mes copines, surtout mes copines, étaient très solidaires. Mes copains étaient beaucoup plus désarmés et maladroits. Je les aime quand même beaucoup aussi.
J'ai parlé parlé parlé jusqu'à ce que je sois vide. Jusqu'à ce que les mots se fatiguent et ne soient plus aussi douloureux dans ma gorge, dans mes larmes, et sur ma chair de poule. Jusqu'à ce que la souffrance s'épuise.
J'étais disponible pour une vivisection psychanalytic pour pouvoir me délivrer, moi qui était plutôt contre la police de l'esprit et du penser normal.
Martie de Cabiria et Sylle m'ont accompagnée dans mes démarches. C'était extra-important. Je suis resté trois jours entouré de mes amies, jour après nuit.
Après, je suis retourné dans ma maison. Parce qu'il fallait bien que j'y aille un jour. Que je n'avais pas de retard à prendre sur l'action pour l'oubli. Passer à autre chose. Vite. Dépassionner le plus vite possible. Ne pas garder la terreur asphyxiante en moi.

Je suis retourné marcher seul dans la rue. Je me suis forcé à ne pas baisser les yeux quand je rencontrais d'autres mecs. J'avais le sentiment que chacun d'eux était coupable, violeur, sale. Que chacun d'eux savait. Savait que je l'avais mérité. J'avais l'impression que j'étais un „violé" visible, comme si le viol laissait une couleur fluo dessus et autour de moi. Un „violé" de foire que tout le monde peut voir gratuit dans la rue, tellement je croyais que s'était marqué partout sur mes habits et sur ma gueule. Alors que j'avais juste les cabosseries sur ma face.

Quelques copines et copains m'ont proposé de retourner à St-Germain-des-Fossès pour essayer de trouver les trois salauds, pour les éclater. Je n'ai pas eu la force, à ce moment-là, de retourner là-bas.
Je ne connais rien à la justice. Je ne sais pas toujours ce qui est bien de ce qui est mal.
Quoique je connais quelques trucs dans ce qui est mal. Je ne connais rien à la justice. Je ne sais pas ce qui est juste. Je ne sais pas qui mérite quoi. Les punitions me font flipper. Ça me fait bleurk jusqu'au tréfonds des globules de mes entrailles.
Je ne suis jamais retourné là-bas avec mes potes pour tabasser du pointeur, du violeur. C'est de la justice populiste, je vois pas qu'est-ce que ça change au monde. Et puis c'est trop fastoche pour mes copains tête de pine d'aller éclater du violeur. Ça lave leur cervelle de mecmec qui ont des couilles jusque dans leur grande gueule à faire toujours les beaux. Ça leur fait une bonne action pour leur conscience qu'est mal à l'aise. C'est trop fastoche parce que les violeurs ne sont guère plus horrible que les machos qui ricannent, qui sifflent ou qui médisent dans le dos des filles. Ils sortent tous de la même boite de bricolage.

Je sais que j'aime pas la justice injuste, bourgeoise et arrogante.

Je sais que j'aime pas les bonhommes qui ont leur cerveau gluant qui trempe dans le jus de couilles, qui sont violeurs ou qui ne le sont pas.

Je sais que j'aime pas mourir.

Je sais tout ça, mais je sais pas le reste.

5 XII 1999

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