Des tantes et du pouvoir             

Par Elvire de la Cutille

sommaire du dossier "travestissement"

 

 

 

 

Nous avons l'intention de détruire toutes les machines policières. Nous avons l'intention d'en finir avec les machines de contrôle et d'éliminer tous les casiers judiciaires. Nous avons l'intention de détruire tous les systèmes dogmatiques et les vieilles ordures verbales. Nous allons déraciner le bloc familial et sa cancéreuse expansion, tribus, pays, nations, et assécher sa source-légume. Nous ne voulons plus entendre le baratin de la famille, le baratin de la mère, le baratin du père, le baratin du flic, le baratin du prêtre, le baratin de la patrie, le baratin du parti comme celui du camarade. Pour m'exprimer d'une façon pécore facile, je dis que nous avons entendu suffisamment de merde à ce sujet.

W.S.Burroughs, Les garçons sauvages.

Avec ta robe longue, tu ressemblais à une aquarelle de Marie Laurencin.

Joe Dassin,
L'été indien.


      Folles, tantes, traves, dragqueens et autres figures de la transgression des sexes et des genres, à qui faites-vous donc peur ? Sans doute les temps ont changé où l'exigence d'une certaine respectabilité contraignait les folles à s'effacer des luttes homosexuelles, considérées comme porteuses d'une image dégradante et nuisible à la reconnaissance sociale des homos. Pour autant il semble parfois difficile de sortir d'une certaine appréhension à leur égard. Une question qui s'est notamment posée à la dernière croisière, était de savoir quels effets les tantes avaient sur la possibilité des gays d'accomplir leur coming out. Les tantes lorsqu'elles constituent, pour un pédé dans son placard, la seule image de l'homosexualité, ne peuvent-elles pas l'empêcher d'en sortir ? Il est clair que tout homosexuel ne se reconnaît pas nécessairement dans cette image et peut faire son chemin hors du travestissement.
Mais l'idée que les tantes, par leur simple fait d'exister, soient responsables d'une gêne chez certaines personnes, homosexuelles ou pas, me paraît relever d'une sorte d'inversion des causes qui, je le crois, participe de la manière dont la société structure l'individu, fabrique la personnalité et assure l'ordre des catégories convenues.

C'est après un débat autour du PACS, débat ouvert à tous qui eut lieu dans le grand hall de la fac de lettres à Nantes, que cette inversion m'apparut dans ses aspects les plus choquants et dangereux. Alors que le propos portait sur le taux de suicide important des jeunes homosexuels, une étudiante prit la parole pour soutenir que si les homosexuels se suicidaient plus que les autres, c'était sans doute moins le fait d'une société aux mille violences parfois sourdes et quotidiennes, parfois brutales et claironnées, que celui des travestis, renvoyant aux homosexuels une image à laquelle ils ne pouvaient pas s'identifier. Du coup, exit toute interrogation sur le monde; si des homos ne parviennent pas à exister, cela n'est dû qu'à eux-mêmes.

Le problème n'est pas celui d'une société rétive, hostile à la différence, mais c'est la différence en elle-même, pour elle-même qui est difficile à vivre indépendamment du regard social qu'on lui porte. Le problème vient donc des homos ou plutôt de certains homos car tout comme il existe de bons et de mauvais pauvres, ceux qui refusent de travailler et détournent les diverses formes de solidarité sociale, ceux qui boivent, ceux qui volent, il existe bons et mauvais homosexuels.

Face aux premiers, la société devient, somme toute, plus " tolérante ", de cette tolérance qui dit : nous pouvons vous accepter car vous êtes raisonnables et discrets, vous ne contestez pas nos modes de vie majoritaires, vous ne nous inquiétez pas, vous ne nous relativisez pas. Vous êtes même un peu honteux et nous ne vous en comprenons que mieux : cela doit être bien difficile de vivre sans connaître pleinement la normalité, la tranquillité bovine de nos égaux. Nous vous tolérons car, peu ou prou, vous nous êtes semblables du moins vous efforcez-vous de le paraître en dépit de cette légère pathologie qui vous rend finalement si " gentils ".

Il en va tout autrement à l'égard des seconds. Inassignables, un jour ci, un jour ça, un autre jour encore autrechose, qui sont-ils ceux-là qui brouillent sans cesse l'idée que nous nous faisons d'un homme, d'une femme, des rapports qui les unissent ? Qui sont-ils ceux-là qui font sauter les certitudes identitaires sur lesquelles nous avons vécu jusqu'à présent et qui définissent, aux plans les plus intimes, les rôles que nous assumons, les places que nous occupons, les usages que nous faisons de nos corps. Nous savions de quoi rire, de quoi pleurer, nous savions jouir, aimer, souffrir, nous savions que nous étions ces entités ainsi constituées, fondées en nature, biologiquement attestées, universelles et immuables. Nos existences découlaient de là, prévisibles et rassurantes.

Voilà que ces gens font voler tout ça, nos vies, en éclats, ou plutôt nous rendent à la possibilité terrifiante de les inventer contre ces " soft machines " dont des néo-prêtres-psy contrôlent les codes. Nos corps-mêmes n'en sont plus neutres mais bien investis, traversés par le pouvoir ; enjeu politico-économique, culturel, ils sont socialement construits dans de multiples et complexes jeux de représentation, valorisation, stigmatisation, des jeux d'usage qui nous disent quoi en faire, comment, par où les connaître, qui nous en donnent les gloires et les limites, les plaisirs et les offenses.

Face à un monde qui assigne à chacun identité fixe et rôle déterminé, qui administre, statistise et classifie, qui pousse chacun de nous dans ses cases manipulables et prédéfinies, les tantes font valoir avec la plus grande intensité cette capacité de l'homosexuel à être toujours ailleurs que là où on le cherche et voudrait l'immobiliser. L'homosexualité n'est pas l'idée commune ou générale de tous les hommes ou de toutes les femmes, mais la ligne de fuite qui leur permet d'occuper plusieurs places, de jouer plusieurs rôles simultanément ; mieux, d'échapper à tout rôle. L'homosexuel n'est pas effrayé par les personnalités multiples, ou encore, car il ne s'agit précisément plus de personne, par la coexistence en lui de plusieurs mondes possibles. C'est en tous cas ce que j'entends quand Nuttella de Lirio nous dit, nous disait lors de la dernière croisière, ne plus se soucier d'être " cohérente ".

C'est également ce que je retrouve lorsque Gillette affirmait le travestissement comme un moment où, soudain, les trucs les plus inattendus, des trucs auxquels on aurait pas même pensé, se révèlent possibles. Tel geste, tel comportement, telle répartie deviennent subitement nécessaires, " naturels " ou simplement faciles et drôles dans cette combinaison nouvelle que la tante a fait de son corps. Non seulement elle brouille les fonctions sociales de ses divers organes, l'organisme médicalement et psychologiquement codifié, mais elle crée toute possibilité de branchement autre, elle s'invente un corps qui n'est pas simple imitation de celui des femmes, un corps produit pour d'autres rapports au monde, pour d'autres rapports aux autres, d'autres plaisirs, d'autres ivresses. Comme l'écrit Hocquenghem, " les tantes ne veulent pas plus être des hommes que des femmes. Elles poussent à bout le décodage des flux du désir. " Elles affirment contre les classifications psycho-médico-administro-policières, et que sais-je encore, l'infinie diversité du désir, son irréductibilité aux discours rationalisants qui cherchent à le fixer et par là même à le contrôler, dans des formes convenues, acceptables et surtout utilisables pour le maintien d'un certain ordre social. Vous savez faire un chignon, vous savez faire une bombe.

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