Par
Julienne Belle des Prés

C'est clair, les Nouvelles approches des hommes et du masculin viennent combler une lacune. Sous ce titre, se révèle le dernier ouvrage dirigé par Daniel Welzer-Lang, producteur de bienfaits sociologiques. C'est à lui qu'on doit plusieurs ouvrages sur les violences et le masculin, tels Le Viol au masculin (1988), Violence et masculinité (1998), ou encore l'impressionnante étude Sexualités et violences en prisons, ces abus qu'on dit sexuels en milieu carcéral (1996) qui déconstruisait les rapports de domination par le sexe dans les prisons, bien avant que la presse ne décide à (se) rendre compte de l'incroyable et scandaleuse situation derrière les barreaux. Prostitution, les uns, les unes et les autres (1994) a fait du tapin masculin, travesti, ou transsexuel un sujet d'étude. On retrouve finalement dans les Nouvelles approches tous ces éléments, développés et enrichis d'autres regards.

Cet ouvrage est un recueil d'articles écrits par des auteur-e-s qui ne sont pas tou-te-s des sociologues patenté-e-s, mais qui ont chacun-e un point de vue original sur le masculin. Travaux de recherches empiriques, méthodes et cadres de recherche sur les hommes et le masculin, outils d'analyse des rapports sociaux de sexe, et témoignages se côtoient ici. Welzer-Lang souligne en introduction " l'asymétrie des thèmes traités au regard de ceux abordés par les études féministes. Ainsi va la lente constitution de ce champ de recherche. " L'enjeu de ces travaux est bien de comprendre la construction sociale du masculin, en intégrant une pensée antisexiste : " montrer que la lutte contre la domination masculine, l'analyse scientifique de ses effets et leur mise en visibilité [ont] toute leur place à côté des thèmes - maintenant - nobles comme l'antiracisme ou l'antifascisme. "


Il découle de tels choix que la lecture de l'ouvrage éveille diverses réactions. J'ai été peu réceptif à certains articles, et j'ai palpité sur d'autres. Je crois que chacun-e, avec sa propre sensibilité, devrait y trouver son bonheur.

Angelo Soares ouvre le bal avec une jolie métaphore en guise de titre : " Entrer dans la danse ". Il met en lumière la difficulté pour un homme d'accéder au monde des femmes (et réciproquement). Se fondant sur une étude sociologique qu'il a menée, Soares démontre deux assertions croisées : le fait d'être un homme peut permettre l'accès à des informations qu'une femme ne pourrait pas obtenir, et le fait d'être un homme peut empêcher l'accès à des informations qu'une femme pourrait obtenir. L'auteur rappelle alors que là n'est pas le constat que rien n'est possible, mais qu'il faut être conscient des biais qui peuvent exister chez les sociologues, et qu'il faut rendre ces biais visibles pour les corriger. Mettant le doigt sur ce cloisonnement social, cette contribution sonne comme un avertissement pour ses collègues masculins qui veulent travailler sur les rapports de sexe et de genre.

Comme une illustration du propos d'Angelo Soares, Richard Poulin tente à ses dépens de décrire le message d'asservissement de la femme que peuvent transmettre des films pornos (La pornographie comme faire-valoir sexuel masculin, ça pourrait pas faire un prochain thème de Croisière, ça ?). Mais il me semble qu'il n'est pas vraiment entré dans la danse, en ayant une vision très monolithique de la pornographie (" actes mécaniques, gros plans déformants, forme avilie de la sexualité, absence de sensualité "). Considérant que " le fantasme pornographique génère ultimement le meurtre ", il adopte la position des féministes abolitionnistes voulant que la pornographie consiste en une érotisation de la violence. Mais féminisme traditionnel et proféminisme radical ou théorie queer divergent sur ce point-là : la pornographie est une érotisation du pouvoir plutôt que de la violence, un phantasme de rôles et de dominations enchevêtrés entre un objet du désir et un sujet désirant. Elle peut même être vue comme un défi contre la mort plutôt qu'une machinerie morbide. Ignorant ces mécanismes complexes mais centraux, Poulin fait des femmes hardeuses des objets, il ne s'intéresse pas à elles en tant que sujets agissantes. Son étude se réduit à un manifeste abolitionniste de toute marchandisation du corps. Des failles majeures apparaissent dans son raisonnement et l'essentiel de sa critique s'évanouit si l'on prend la peine de chercher à l'appliquer sérieusement aux femmes dominatrices ou au porno homo, deux phénomènes qu'il méconnaît visiblement beaucoup. Je me suis retrouvé toutefois sur sa conclusion, " La pornographie […] est un lieu où une multitude masculine apprend un discours qui aide à perpétuer et ancrer sa domination. " Je regrette qu'il n'ait pas cherché à dépasser ce poncif en s'intéressant aux sujets, aux acteurs-trices pour déconstruire les mécanismes en jeu.

En posant la question Les récits des hommes sont-ils crédibles ?, Germain Dulac évoque les embûches et les injonctions placées sur le chemin de la construction de la masculinité. JeanJean soulève des questionnements analogues dans La cave des tantes, référence à " la maison des hommes ", ce lieu symbolique qui a été défini par Welzer-Lang. S'y retrouvent les vrais mâles avec des couilles et de la virilité, excluant femmes et " hommes faibles " (cf. Bang-Bang n°2).

Marie-Hélène Bourcier signe un rafraîchissant manifeste queer " Foucault et après… Théorie et politiques queers, entre contre-pratiques discursives et politiques de la performativité ". Foucault, le féminisme traditionnel, effectivité de la subversion, tout est passé au crible et si vous étiez en retard d'une guerre queer, vous saurez tout !

Les limites du comparatisme : les analyses féministes face à la prostitution masculine est un brillant article signé par Lilian Mathieu. Les féministes ont produit une critique de la prostitution qui m'avait toujours laissé insatisfait. Voilà enfin une analyse opposée, tout en étant manifestement proféministe. Les parallèles entre la prostitution et le mariage, les prostitutions masculine et transgenre occultées, la femme toujours placée au rang d'objet et non de sujet : voilà autant de sujets pour Lilian Mathieu, qui avait cosigné en 1994 Prostitution, les uns, les unes et les autres. Son propos ne s'arrête pas à la critique de l'approche féministe de la prostitution. Les hypocrisies légales sont dénoncées, les différences entre les durées des carrières des hommes et des femmes, l'homophobie des proxénètes sont passés sous la loupe éclairante de l'auteur. Lire cet article rigoureux et pertinent fut un vrai plaisir pour l'esprit.

Bien d'autres thèmes sont abordés, bien d'autres articles méritent aussi le détour (j'ai été bluffé par l'article de Robert Connell Masculinités et mondialisation, je trouve que l'analyse et la déconstruction de l'ordre de genre mondial apportent beaucoup). Je ne dévoile pas tout et m'arrête là pour conserver intacte l'envie de se plonger dans cet ouvrage indispensable.

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